Les horreurs
« Les horreurs viennent toujours d’une petite âme qui a besoin de se rassurer sur ses propres mérites. »
— Stendhal, De l’amour.
« Les horreurs viennent toujours d’une petite âme qui a besoin de se rassurer sur ses propres mérites. »
— Stendhal, De l’amour.
« “The norms that are established, are generally established by white, relatively affluent people,” Kilgo said. “And so the hesitancy that you see in criticizing police or codifying what racism is, it’s coming from their discomfort.” »
— It’s time to change the way media reports on protests, Kendra Pierre-Louis
« Je dirais que la première chose qu’on devrait apprendre, si cela a un sens d’apprendre quelque chose comme ça, c’est que le savoir est tout de même profondément lié au plaisir. Enfin, qu’il y a certainement une façon d’érotiser le savoir, de rendre le savoir hautement agréable. Et ça, que l’enseignement ne soit pas capable même de révéler cela, que l’enseignement ait presque pour fonction de montrer combien le savoir est déplaisant, triste, gris, peu érotique, je trouve que c’est un tour de force.
Mais ce tour de force, il a certainement sa raison d’être. Il faudrait savoir pourquoi est-ce que notre société a tellement d’intérêt à montrer que le savoir est triste. Peut-être, précisément, à cause du nombre de gens qui sont exclus de ce savoir.
Il faut bien, si l’on veut restreindre au maximum le nombre de gens qui ont accès au savoir, le présenter sous cette forme parfaitement rébarbative, et ne contraindre les gens au savoir que par des gratifications annexes, sociales, qui sont précisément la concurrence, ou les hauts salaires en fin de course, etc. »
— Michel Foucault à Radioscopie (1975)
« Justice too long delayed is justice denied. »
— Maxime juridique citée par Martin Luther King, Jr. au sein de sa Lettre depuis la prison de Birmingham.
Cette lettre fut écrite en 1963 alors que King était enfermé après avoir mené des actions de protestation non autorisées et non violentes dans la ville la plus « ségréguée » du pays, où les violences policières impunies étaient fréquentes. Elle est une réponse à une précédente lettre ouverte, rédigée par huit hommes d’église blancs (sept chrétiens et un rabbin) qui voyaient le combat pour les droits civiques comme juste mais encourageaient la communauté noire à le mener sans enfreindre les lois ségrégationnistes et en prenant patience.
King y déconstruit un à un les arguments des blancs « modérés », et tout particulièrement celui selon lequel le progrès vers la justice serait une marche inévitable, qui adviendra nécessairement (et sans luttes) après un temps suffisant. Les deux dernières décennies ont douloureusement plantées les derniers clous au cercueil de cette idiotie et apportées la preuve du mensonge assumé de ceux qui la propagent.
Je recommande de lire la lettre dans son intégralité.
« What happened here was the gradual habituation of the people, little by little, to being governed by surprise; to receiving decisions deliberated in secret; to believing that the situation was so complicated that the government had to act on information which the people could not understand, or so dangerous that, even if the people could understand it, it could not be released because of national security. »
— Milton Mayer, They Thought they were Free: The Germans, 1933-1945 (1955)
Je n’ai pas envie, cette année, de figer dans un classement mes 25 albums favoris de 2019. Je les ai tout au plus regroupés dans trois « Tiers ». Après la playlist, quelques notes rapides sur chacun de ces albums.
Joan Shelley – Like The River Loves The Sea. Joan Shelley creuse depuis cinq albums un chemin folk qui peut évoquer parfois Joan Baez ou Joni Mitchell, parfois Laura Marling. L’ambiance est donc aérienne et élégante, les mélodies vocales particulièrement soignées, et les choeurs et cordes interviennent sans superflu. Je n’avais pas anticipé que j’aimerais autant cet album mais ce fut, entre autres, la bande son parfaite pour accompagner l’immersion dans les grands espaces de Colombie-Britannique que fut la lecture des derniers mots poignants publiés par Richard Wagamese (Starlight, 2019, ed. Zoë).
Mikal Cronin – Seeker. Guitariste fidèle de gens plus connus que lui, Mikal Cronin préfère sous son nom travailler la ligne claire, le songwriting méticuleux. Ce nouvel album est un chef d’oeuvre de chansons indé, encore un peu plus cohérent que ses prédécesseurs.
Big Thief – Two Hands. Sans originalité c’est avec ce deuxième album de Big Thief en 2019 que j’ai réalisé, comme nombre de gens, l’excellence de ce groupe, après avoir apprécié leur disque inaugural de 2016 (plaisamment intitulé Masterpiece) mais quelque peu oublié mon enthousiasme. Tout le monde est tombé d’accord sur l’inévitabilité du coeur de ce Two Hands, les deux pistes successives Shoulders et Not, échec et mat, feinte et estoc. L’album indiscustable de l’année écoulée.
Great Grandpa – Four of Arrows. Après un premier album indé sympathique, la mue de Great Grandpa pour ce deuxième opus fut enthousiasmante. Les morceaux sont intimes mais ambitieux, les arrangements chauds et réconfortants, le plaisir de jouer ensemble palpable, la sincérité dénuée d’affects audible. Un album indé que je recommande fortement à tous ceux qui ont aimé Big Thief, et où j’entends aussi des échos de mes chouchous de Typhoon.
Charly Bliss – Young Enough + Supermoon EP. Leur premier album power/pop (Guppy) était déjà proprement génial. Leur deuxième, sorti en 2019, montre une belle évolution qu’il est difficile de leur reprocher et qui parvient à se faire aimer au fil des écoutes. Les morceaux plus directs, exclus de l’album, ont été placés sur un EP plus facile d’accès et que j’inclus donc dans hésitation dans cette recension de mes coups de coeur.
FONTAINES D.C. – Dogrel. Le post/punk littéraire des irlandais de FONTAINES D.C. a connu un beau succès mérité. L’album est impeccable, les paroles sont particulièrement bien troussées et les morceaux parviennent sans efforts à apporter un frais renouveau à un style que l’on croyait bien balisé.
Lizzo – Cuz I Love You (Deluxe). Année exceptionnelle pour Lizzo : sa conversion d’un hip-hop commercial plutôt inégal à une soul musclée qui s’appuie sur ses forces (une voix extraordinaire, une musicalité de pro) en a fait en quelques mois une star après des années (et deux albums) de quasi-anonymat. Juice est évidemment un tube sur lequel on dansera pendant les trois prochaines décennies, au minimum. J’inclus spécifiquement la version Deluxe de l’album car initialement et inexplicablement celui-ci ne contenait pas les singles tubesques des 3 années ayant précédé sa sortie. Le public américain s’est chargé de réparer cette impéritie en placant en haut des charts Truth Hurts (sorti en 2017) après la sortie de l’album, ce qui a entrainé l’existence de cette nouvelle version, enrichie de 3 bombes et bien plus satisfaisante.
Pure Bathing Culture – Night Pass. La pop californienne 70s de Fleetwood Mac version Nicks / Buckingham / McVie tient une place discrète mais irremplacable dans mon coeur, et l’album de Pure Bathing Culture (produit par Tucker Martine) vient satisfaire ce tropisme cette année, dans une version un brin plus dream/pop. Un vrai travail d’orfèvre.
Greet Death – New Hell. Petite merveille de la fin d’année, l’album de Greet Death offre une synthèse originale de slowcore et de sludge, un rock à la fois indé et (quelque peu) brutal, bruyant et transcendant. Les deux titres de plus de 8 minutes (celui de la playlist et le morceau titre) en forment le point d’orgue cathartique.
Lana Del Rey – Norman Fucking Rockwell! L’unanimité en faveur de ce disque est une belle satisfaction pour qui se remémore le sexisme pépère de l’interminable débat des années 2012-2014 autour de “l’authenticité” de Lana Del Rey et la joie anticipant le moindre de ses faux-pas musicaux ou médiatiques, joie mauvaise cachant mal l’incapacité de concevoir une artiste pop à succès de genre féminin comme responsable de ses choix. “Séparer l’homme de l’artiste” est curieusement (sarcasme) bien plus facile que d’envisager dans une simple série de chansons la différenciation entre la narratrice (“Fucked my way up to the top”) et l’auteure, et que de comprendre la nature sévèrement critique du message porté par cette distance.
L’ampleur de la réussite de NFR!, sa présence indiscutable aux côtés de tous les chefs-d’oeuvres de la pop orchestrale de ces dernières décennies, sa façon inouïe de capter l’époque (#metoo et #okboomer, pour commencer), forment la plus belle réponse qui soit.
Patience – Dizzy Spell. Chanteuse des défunts mais excellents Veronica Falls, Roxanne Clifford signe ici un ravissant album électro-pop plein de pep’s et de mélancolie.
The Menzingers – Hello Exile. Un album pop/punk/emo parfait par des vétérans du genre, dont toute la discographie est éminemment dansante, sautante et recommandable.
PUP – Morbid Stuff. Complément idéal du précédent, là aussi les guitares sont rageuses et les émotions à fleur de peau.
Pernice Brothers – Spread the Feeling. On ne peut que s’incliner bien bas devant Joe Pernice, qui délivre des albums sublimes d’indie/power/pop avec constance depuis plus de 20 ans. Il a pris 9 années pour faire celui-ci, et c’est un grand crû. (L’album est ici et pas sur Spotify, où je mets un vieux morceau à la place.)
OWEL – Paris. Un groupe méconnu d’indie sentimentale, qui se distingue ici par une production méticuleuse, de riches arrangements et des titres classieux.
Michel Cloup Duo – Danser danser danser sur les ruines. L’attrait principal ici ce sont les textes, à la fois très personnels et fortement politiques, mais surtout d’une très rare intelligence (a fortiori dans la musique pop). Pourtant la façon dont Michel Cloup parvient à composer et emplir l’espace avec une formule si réduite est tellement épatante que le handicap en devient une force. Un des meilleurs concerts de l’année également, à Petit Bain.
Laura Stevenson – The Big Freeze. La magique chanteuse new-yorkaise s’éloigne à chaque album un peu plus de ses racines punk, et ce disque est l’aboutissement actuel de ce cheminement. Composé de chansons personnelles qui creusent profondément dans des blessures affichées avec candeur, son enregistrement « à la maison » pour des raisons financières ne s’entend que par le dépouillement relatif de certains morceaux, et jamais par la production. Un beau moment.
Amanda Palmer – There Will Be No Intermission. Le succès d’Amanda Palmer en direct avec sa communauté via Patreon (et sans maison de disque) me fait très plaisir, mais j’ai longtemps regretté l’éparpillement consécutif de ses productions. Regret terminé avec – enfin – cet album complet et ambitieux, superbement composé, et imaginé avec une maturité nouvelle. La tournée mondiale qui l’a accompagné, mi-concert mi-one-woman-show (inspiré par le spectacle de Springsteen à Broadway, qu’il faut absolument voir même si l’on n’est pas fan « du Boss »), creusa avec détermination les sujets parfois lourds abordés dans les chansons, et fut un grand moment de 2019, incroyablement intense.
Lucie Antunes – Sergeï. Lucie Antunes est une jeune percussioniste de formation classique qui a peu foulé le chemin des philharmonies, guère acceuillantes à sa fougue queer vingtenaire. Elle a cotoyé quelques grands noms de l’électro française, mais c’est surtout sous son nom qu’elle a retenu mon attention avec ce premier album, instrumental, organique et aux légères influences minimalistes, découvert au son d’une belle émission de Radio Nova.
Corte Real – Pays Vaincus. J’ai le léger regret que le coeur brûlant de ce disque monde soit la reprise à l’identique des morceaux de leur magique EP de 2016, écouté des centaines de fois. Mais quelques autres pistes de cet album se hissent au même sommet, comme le sublime morceau titre. Pour ceux qui ne connaissent pas encore Corte Real, leurs déambulations vaporeuses sur les vastes mers, leurs histoires d’amours impossibles dans les sous-mondes, cet album est à mes goûts le plus beau disque francophone de l’année, introduit en épigraphe par ces mots de Loti : « J’y ai abordé jadis, dans ma prime jeunesse, sur une frégate à voiles, par des journées de grand vent et de nuages obscurs; il m’en est resté le souvenir d’un pays à moitié fantastique, d’une terre de rêve ».
Kali Malone – The Sacrificial Code. 1h45 d’orgue d’église instrumental parfois monophonique, cela pourrait paraître rebutant. Pourtant cette musicienne américaine installée en Suède évite deux écueils : l’expérimentation dissonante free et la muzak easy listening. Se faufilant entre les deux, ces compositions répétitives de fréquemment plus de 10 minutes sont élégantes et accompagnent avec douceur sessions de réflexion et de travail, se rangeant ainsi aisément aux côtés d’Anna von Hausswolff ou de France.
Lysistrata / Breath In/Out. Le groupe indie/punk charentais mérite une mention pour un second album efficace et prometteur, portant bien haut le flambeau rarissime d’un rock hexagonal digne de rivaliser avec les outres (-Manche, -Atlantique et -Quiévrain) (Philippe Manoeuvre sort de ce corps) (d’ailleurs si vous aimez ça écoutez aussi leur cousins angevins de L.A.N.E. (Love and Noise Experiment), rejeton des Thugs).
Cigarettes After Sex / Cry. Si vous aimiez la langueur moite de leur premier album, le second remplit sans déroger le même cahier des charges. « A-«
San Fermin / The Cormorant I. J’explore tardivement la pop « baroque » de la formation étendue d’Ellis Ludwig-Leone, compositeur alt-classical de bonne réputation. Ce dernier album en date, luxuriant à souhait, est tout simplement irresistible.
Spielbergs / This is Not the End. Groupe de power-pop norvégien dont les membres traînent leurs guètres depuis dix ou vingt dans le milieu rock indé d’Oslo, Spielbergs n’avait pas vraiment d’ambition. On pardonnera donc à cet album d’être un peu inégal, parce que les bons morceaux sont waow.
Et puis en bonus : l’album de Billie Eilish est vraiment bien.
« Argument to moderation : also known as false equivalence, false compromise, [argument from] middle ground, equidistance fallacy, and the golden mean fallacy—is an informal fallacy which asserts that the truth must be found as a compromise between two opposite positions.
An example of a fallacious use of the argument to moderation would be to regard two opposed arguments—one person saying that the sky is blue, while another claims that the sky is in fact yellow—and conclude that the truth is that the sky is green. While green is the colour created by combining blue and yellow, therefore being a compromise between the two positions—the sky is obviously not green, demonstrating that taking the middle ground of two positions does not always lead to the truth.
Vladimir Bukovsky maintained that the middle ground between Soviet propaganda and the truth was itself a lie, and one should not be looking for a middle ground between disinformation and information. According to him, people from the Western pluralistic civilization are more prone to this fallacy because they are used to resolving problems by making compromises and accepting alternative interpretations—unlike Russians, who are looking for the absolute truth. » – Wikipedia
« Il en est dont il n’y a plus de souvenir,
Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé ;
Ils sont devenus come s’ils n’étaient jamais nés,
Et, de même, leurs enfants après eux. »
– Siracide (ou Ecclésiastique), 44, 9
cité en exergue du roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux (2018).
« [I suspect] that we are throwing more and more of our resources, including the cream of our youth, into financial activities remote from the production of goods and services, into activities that generate high private rewards disproportionate to their social productivity. I suspect that the immense power of the computer is being harnessed to this ‘paper economy’, not to do the same transactions more economically but to balloon the quantity and variety of financial exchanges. »
– James Tobin, Hirsch Lecture, 1984