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Author: manur

Manur’s Hot Takes – Mode d’emploi

Manur’s Hot Takes – Mode d’emploi

Je me propose de tenter un nouveau format.

Chaque week-end (au sens large) je posterai un compte-rendu très succinct de mes écoutes des albums qui m’ont intrigués et sont sortis le vendredi (99,9% des albums et EPs sortent le vendredi, si vous l’ignoriez).

Le format sera le suivant : Artiste – Titre (année) – Nationalité – Note sur 20 – Tentative de catégorisation (boooo!) – éventuellement, détail succinct de mon ressenti.

L’évaluation se fera généralement après une écoute, parfois deux. Je ne m’interdit pas de revenir et de modifier mon propos après plus de temps passé avec l’album.

Ça n’est clairement pas pour tout le monde. Si vous trouvez cette approche inintéressante ou irrespectueuse, je respecte et comprends ce point de vue ; je vous encourage chaleureusement à aller lire chaque semaine les riches critiques des sections Album of the Week et Premature Evaluation sur Stereogum, le meilleur site de musique à l’heure actuelle. D’ailleurs j’ajouterai le tag « [AOTW] » si l’album est la sélection de la semaine chez eux.

Blood in the machine

Blood in the machine

« The Luddites wanted an orderly and lawful transition to automation, one that brought workers along and created shared prosperity and quality goods. The craft guilds took pride in their products, and saw themselves as guardians of their industry. They were accustomed to enjoying a high degree of bargaining power and autonomy, working from small craft workshops in their homes, which allowed them to set their own work pace, eat with their families, and enjoy modest amounts of leisure. »

« The erasure of the true history of the Luddites was a deliberate act. Despite the popular and elite support the Luddites enjoyed, the owners and their allies in Parliament were able to crush the uprising, using mass murder and imprisonment to force workers to accept immiseration. »
Cory Doctorow book review of Brian Merchant’s Blood In the Machine

« Immiseration » : paupérisation.

Les serviteurs obscurs

Les serviteurs obscurs

« Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde. »
– Marcel Proust, Le temps retrouvé (cité par Annie Ernaux dans l’avant-propos d’Ecrire la vie)

Taxonomie

Taxonomie

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » – Albert Camus, Sur une philosophie de l’expression

« La logique du révolté est […] de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel. » – Albert Camus, L’Homme révolté

La Bièvre

La Bièvre

Joris-Karl Huysmans, La Bièvre, 1890 :

« La Bièvre représente aujourd’hui le plus parfait symbole de la misère féminine exploitée par une grande ville.

Née dans l’étang de Saint-Quentin, près de Trappes, elle court, fluette, dans la vallée qui porte son nom, et, mythologiquement, on se la figure, incarnée en une fillette à peine pubère, en une naïade toute petite, jouant encore à la poupée, sous les saules.

Comme bien des filles de la campagne, la Bièvre est, dès son arrivée à Paris, tombée dans l’affût industriel des racoleurs ; spoliée de ses vêtements d’herbes et de ses parures d’arbres, elle a dû aussitôt se mettre à l’ouvrage et s’épuiser aux horribles tâches qu’on exigeait d’elle. Cernée par d’âpres négociants qui se la repassent, mais, d’un commun accord, l’emprisonnent à tour de rôle, le long de ses rives, elle est devenue mégissière, et, jours et nuits, elle lave l’ordure des peaux écorchées, macère les toisons épargnées et les cuirs bruts, subit les pinces de l’alun, les morsures de la chaux et des caustiques. Que de soirs, derrière les Gobelins, dans un pestilentiel fumet de vase, on la voit, seule, piétinant dans sa boue, au clair de lune, pleurant, hébétée de fatigue, sous l’arche minuscule d’un petit pont !

Jadis, près de la poterne des Peupliers, elle avait encore pu garder quelques semblants de gaîté, quelques illusions de site authentique et de vrai ciel. Elle coulait sur le bord d’un chemin, et de légères passerelles reliaient, sur son dos, la route sans maisons à des champs au milieu desquels s’élevait un cabaret peint en rouge ; les trains de ceinture filaient au-dessus d’elle, et des essaims de fumée blanche volaient et se nichaient dans des arbustes, dont l’image brisée se reflétait encore dans sa glace brune ; c’était, en quelque sorte, pour elle, un coin de dilection, un lieu de repos, un retour d’enfance, une reprise de la campagne où elle était née ; maintenant, c’est fini, d’inutiles ingénieurs l’ont enfermée dans un souterrain, casernée sous une voûte, et elle ne voit plus le jour que par l’œil en fonte des tampons d’égout qui la recouvrent.

[…] Cette ruelle se meurt, rue Croulebarbe, dans un délicieux paysage où l’un des bras demeuré presque libre de la Bièvre paraît ; un bras bordé du côté de la rue par une berge dans laquelle sont enfoncées des cuves ; de l’autre, par un mur enfermant un parc immense et des vergers que dominent de toutes parts les séchoirs des chamoiseurs. Ce sont, au travers d’une haie de peupliers, des montées et des descentes de volets et de cages, des escalades de parapets et de terrasses, toute une nuée de peaux couleur de neige, tout un tourbillon de drapeaux blancs qui remuent le ciel, tandis que, plus haut, des flocons de fumée noire rampent en haut des cheminées d’usine. Dans ce paysage où les resserres des peaussiers affectent, avec leurs carcasses ajourées et leurs toits plats, des allures de bastides italiennes, la Bièvre coule, scarifiée par les acides. Globulée de crachats, épaissie de craie, délayée de suie, elle roule des amas de feuilles mortes et d’indescriptibles résidus qui la glacent, ainsi qu’un plomb qui bout, de pellicules. »

Texte complet ici.

The Covid Roulette

The Covid Roulette

George Monbiot synthétise très bien ce que l’on sait du Covid en 2023 grâce à la science : une maladie grave, aux conséquences à long terme, au mode de transmission aérosol, qui mute très vite, et pour laquelle l’immunité de masse fonctionne de ce fait très mal. L’ignorer par paresse et placer son propre petit confort avant le soin porté aux autres est une attitude résolument égoïste et ultralibérale.

George Monbiot, We are all playing Covid Roulette, The Guardian.

« Now there are even fewer excuses, as we have become more aware of the costs of inaction. One of the justifications for selfishness was that liberating the virus would build herd immunity. But we now have plenty of evidence suggesting that exposure does not strengthen our immune system, but may weaken it. The virus attacks and depletes immune cells, ensuring that for some people, immune dysfunction persists for months after infection. »

A Deal With God v2.2

A Deal With God v2.2

Il y a quelques années, nous avons composé toute une série de playlists / mixes / compilations avec quelques camarades. L’une d’elle, la plus électronique et la plus décalée de celles que j’avais concocté, m’est restée dans les oreilles. Je l’ai retravaillée, enrichie et affinée ; la voici sous son meilleur jour. Elle prend son titre du morceau qui est devenu le tube vintage improbable de 2022.

« Werner Herzog sur de la techno minimale, un remix d’opéra moderne napolitain mystérieusement devenu un classique des nuits québécoises, un classique des débuts de la drum’n’bass britannique, un groupe de percussions corporelles brésiliennes retravaillé French Touch, le chef-d’œuvre tellurique du plus grand producteur germano-chilien, un earworm dark-disco vaguement sadomasochiste, des remixes disco-funk fabuleux de nos copines Kate et Véronique, un tube krautrock qui prend soin de votre santé, la pop cosmico-motorik d’une prolifique artiste britannique, un remix belge ultra-dansant d’un groupe irlandais quelque peu inattendu, une rareté de pop colombienne des 70s boostée à la sauce rémoise, le hit de sampling maniaque oublié (mais parfait) qui a lancé l’explosion du smiley, une track irrésistible et jamais identifiée mixée par une légende new-yorkaise en 2018, et le remix trituré en tous sens d’un classique électro-prog. »

L’option Latin

L’option Latin

La bibliothèque en préfabriqué de monsieur L. est notre havre de joie. Je m’en souviens comme si c’était hier : Tolkien était au fond à gauche, sur les étagères du bas, et Charlie et la Chocolaterie un peu plus à droite, juste en face en entrant.

Ce collège pour les prolétaires, il faudra quatre ans pour trouver l’argent pour le reconstruire en dur, quatre années durant lesquelles monsieur L., malgré son jeune âge, promène un air perpétuellement défait. Seuls les livres illuminent un peu son regard déjà perdu. Les livres et, peut-être plus furtivement mais plus intensément, l’évocation de l’Italie. Nous sommes l’option Latin, dont l’effectif se confond avec le club lecture, et puisque notre bibliothécaire parle un italien courant, héritage d’un séjour prolongé et mystérieux de l’autre côté des Alpes, nous décidons qu’il nous accompagnera en voyage scolaire à Rome. Nous sommes à l’âge où un prétexte raisonnable n’est pas encore nécessaire pour rêver.

Tombola auprès des parents et vente de pains au chocolat durant les récrés seront le nerf de notre guerre d’usure des mois durant, et monsieur L. se prend au jeu devant notre détermination, extirpant un plateau de viennoiseries de sa petite voiture tous les matins. Une anticipation discrète semble gagner ses gestes.

Au printemps nous partons enfin. C’est la première fois que je quitte la France, la seule occasion avant longtemps. Au matin naissant nous entrons à Rome, gare de Termini. Les derniers kilomètres de banlieue sont d’une laideur terrifiante à travers les vitres du train de nuit. Mais cela ne fait que souligner le contraste avec les huit jours qui vont suivre : le marbre des fontaines, le soleil du Palatin, les fresques d’un temps insoupçonné, la perfection stupéfiante des églises baroques, l’odeur enivrante des pins, les catacombes énigmatiques et le parfum inédit des glaces « à l’italienne » offertes par un monsieur L. d’une générosité fébrile nourrissent nos coeurs et nos corps hormonaux et maladroits.

La veille du départ, notre accompagnateur confiant nous offre une fin de journée libre. Sans qu’il soit besoin de nous le dire, nous comprenons que monsieur L. a quelque chose à faire, une chose pour laquelle il rassemble son courage depuis notre descente du train, depuis la première fois que nous avons émis cette idée sans gêne de le faire (re)venir à Rome.

Nous errons désoeuvrés, bêtement, comme des ados, dans les rues sans caractère qui entourent notre auberge de jeunesse mussolinienne, et en fin de journée nous rentrons, ivres de liberté. Figé devant nous, silencieux et assis seul à une table de la cafétéria, une bière gigantesque à peine entamée devant lui, monsieur L. a les yeux dans le vides. Les yeux mouillés de larmes.

Le lendemain nous rentrons en France, dans nos préfabriqués.

Monsieur L., où que vous soyez aujourd’hui, j’espère que vous n’en avez pas voulu aux écervelés de l’option Latin, à l’espoir stupide qu’avec l’inconséquence de leurs quatorze ans ils ont fait renaître en vous. Que vous avez trouvé du réconfort en vos livres. Et peut-être, comme moi, dans la perfection bouleversante du piano d’Arturo Benedetti Michelangeli.

Mon gros gourdin

Mon gros gourdin

J’entends ou je lis souvent que les taxes sur le patrimoine ou la succession, voire sur les revenus, sont injustes. Ou que le refus de changer l’âge de départ à la retraite ou le statut d’une catégorie protégée de salariés est une défense de privilèges injustifiés. Au final, que la volonté de faire contribuer davantage les hauts patrimoines et les entreprises au partage des richesses repose, au fond, sur la jalousie des moins bien dotés, des plus oisifs, de ceux qui ont produits moins d’efforts, de ceux qui partent en vacances ou prennent des congés maladie. Après tout, disent-ils, les inégalités sont naturelles, on ne peut pas faire autrement et même, elles encouragent le progrès.

Ce à quoi je réponds : c’est tout à fait exact. La Nature est formidable, et c’est le dernier juge de tout ce qu’on doit trancher. D’ailleurs moi qui ne suit plus tout jeune, je me rappelle bien de l’époque où on a inventé la civilisation, et c’était la même chose.

En cette douce période néolithique, il n’y avait pas assez de gourdins pour tout le monde. La Nature, dans son infinie sagesse, avait réparti les gourdins de façon — qui en douterait — parfaitement aléatoire. Il était parfaitement naturel, et donc juste, que les homo sapiens équipés d’un gourdin puissent, à l’aide de coups judicieusement placés (ce qui est une compétence que l’on n’acquiert qu’après de longs efforts), s’emparer des champs, des huttes et des femmes de ceux qui n’en avaient pas. Cette perfide civilisation, avec sa police, sa justice, son droit, ses écoles gratuites d’auto-défense et ses droits de l’Homme, toutes choses qui coûtent extrêmement cher au contribuable, était évidemment la mesquine réponse des fainéants et des aigris, en un mot des jaloux.

D’ailleurs certains avaient travaillé dur pour obtenir leur gourdin et se s’élever au-dessus de leur condition. Il fallait abattre un arbre, le transporter, puis le tailler… vous rendez-vous compte de l’effort que cela représente lorsque l’on n’a que ses muscles et un silex ? Et vous voulez, à la fin de leur vie, leur retirer le droit le plus sacré d’enlever votre femme ! Cette absence du respect du travail des autres est écœurante. Voilà bien résumée la détestable idéologie de ces civilisationnistes.