«J’ai écrit ce livre dans une amertume sans fond. Un sentiment desepéré le traverse. Je ne crois plus qu’aux choses ; l’esprit sait y pressentir ce que leur apparence renferme d’éternel. La philosophie la plus éclairée n’est-elle pas celle qui enseigne à se méfier de l’homme ? De cet optimum, de cette créature suprême, qui forme l’aristocratie naturelle du monde vivant ? De celui qui apporte – quand par exception il devient vraiment lui-même – l’excellent mais aussi le pire ? Vainqueur des monstres et monstre lui-même à jamais…»
François Bizot, Le Portail

Comment, nanti d’une telle préface, le livre de Bizot eût-il pu ne pas être absolument passionnant ? Français vivant au Cambodge à l’époque où la guerre du Viet Nam s’achève et les Khmers Rouges réalisent leur terrible ascension, l’ethnologue se fait écrivain le temps d’un récit magistral, revenant sur le drame sanglant qui eût lieu, fruit des utopies et de l’aveuglement (maoïstes, colonialistes, anti-américains).
Ce livre nous touche en premier lieu car Bizot y raconte son amour perdu, celui d’un peuple d’une bonté incomparable et d’une terre aux traditions séculaires, assassinés par les actes conjugués du dogme importé et de l’orgueil académique. Détenu dans un camp de maquisards communistes à vingt-cinq ans, témoin et acteur de l’évacuation de Phnom Penh tombant au mains des Khmers Rouges cinq ans plus tard, il retrace ces évènements dans cette langue précise et simple qui est la marque des grands écrivains, dans un souffle qui le place au côté des Malraux et des Cioran.
Témoin trop téméraire, chroniqueur minutieux, homme desespéré, impuissant mais stoïque, Bizot nous fait vivre par ses yeux et par son corps les derniers instants, forcément irréels, avant le désastre. Terriblement destabilisants sont les rapports ambigüs qu’il va nouer avec des bourreaux qui n’en sont qu’à leurs premiers faits d’arme, ou les instants suspendus dans le calme trompeur des rues de Phnom Penh envahie.
Le scepticisme de Bizot, né de la douleur de la perte, de la contemplation de la cruauté humaine, de la culpabilité inévitable et du dégoût engendré par la suffisance des intellectuels, ce scepticisme renvoie à leurs études tous les cyniques de salon. Par des phrases simples, un vocabulaire soigné, sans effet de manche, sans affectation, ce livre rejoint pourtant pour la profondeur de ce qu’il révèle de l’être humain les abîmes dévoilés par Primo Levi ou Hannah Arendt.
S’il faut être tout-à-fait honnête, on pourra reprocher au Portail une construction pas toujours à la hauteur de la narration et des ellipses qui rendent le contexte historique malaisé à distinguer dans toutes ses nuances pour le non-initié que je suis. Malgré tout, c’est là un livre à lire absolument car il se range dans la catégorie des classiques, de ces oeuvres qui atteignent le tréfonds des questions posées à l’âme humaine. N’oublions pas que l’apogée génocidaire de la tragédie khmère, qui prit place quelques temps après que le récit de Bizot ne s’achève et dont les évènements décrits annoncent l’arrivée, ne date que d’à peine plus de vingt ans et que les principaux coupables n’ont toujours pas été jugés.

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