L’option Latin
La bibliothèque en préfabriqué de monsieur L. est notre havre de joie. Je m’en souviens comme si c’était hier : Tolkien était au fond à gauche, sur les étagères du bas, et Charlie et la Chocolaterie un peu plus à droite, juste en face en entrant.
Ce collège pour les prolétaires, il faudra quatre ans pour trouver l’argent pour le reconstruire en dur, quatre années durant lesquelles monsieur L., malgré son jeune âge, promène un air perpétuellement défait. Seuls les livres illuminent un peu son regard déjà perdu. Les livres et, peut-être plus furtivement mais plus intensément, l’évocation de l’Italie. Nous sommes l’option Latin, dont l’effectif se confond avec le club lecture, et puisque notre bibliothécaire parle un italien courant, héritage d’un séjour prolongé et mystérieux de l’autre côté des Alpes, nous décidons qu’il nous accompagnera en voyage scolaire à Rome. Nous sommes à l’âge où un prétexte raisonnable n’est pas encore nécessaire pour rêver.
Tombola auprès des parents et vente de pains au chocolat durant les récrés seront le nerf de notre guerre d’usure des mois durant, et monsieur L. se prend au jeu devant notre détermination, extirpant un plateau de viennoiseries de sa petite voiture tous les matins. Une anticipation discrète semble gagner ses gestes.
Au printemps nous partons enfin. C’est la première fois que je quitte la France, la seule occasion avant longtemps. Au matin naissant nous entrons à Rome, gare de Termini. Les derniers kilomètres de banlieue sont d’une laideur terrifiante à travers les vitres du train de nuit. Mais cela ne fait que souligner le contraste avec les huit jours qui vont suivre : le marbre des fontaines, le soleil du Palatin, les fresques d’un temps insoupçonné, la perfection stupéfiante des églises baroques, l’odeur enivrante des pins, les catacombes énigmatiques et le parfum inédit des glaces « à l’italienne » offertes par un monsieur L. d’une générosité fébrile nourrissent nos coeurs et nos corps hormonaux et maladroits.
La veille du départ, notre accompagnateur confiant nous offre une fin de journée libre. Sans qu’il soit besoin de nous le dire, nous comprenons que monsieur L. a quelque chose à faire, une chose pour laquelle il rassemble son courage depuis notre descente du train, depuis la première fois que nous avons émis cette idée sans gêne de le faire (re)venir à Rome.
Nous errons désoeuvrés, bêtement, comme des ados, dans les rues sans caractère qui entourent notre auberge de jeunesse mussolinienne, et en fin de journée nous rentrons, ivres de liberté. Figé devant nous, silencieux et assis seul à une table de la cafétéria, une bière gigantesque à peine entamée devant lui, monsieur L. a les yeux dans le vides. Les yeux mouillés de larmes.
Le lendemain nous rentrons en France, dans nos préfabriqués.
Monsieur L., où que vous soyez aujourd’hui, j’espère que vous n’en avez pas voulu aux écervelés de l’option Latin, à l’espoir stupide qu’avec l’inconséquence de leurs quatorze ans ils ont fait renaître en vous. Que vous avez trouvé du réconfort en vos livres. Et peut-être, comme moi, dans la perfection bouleversante du piano d’Arturo Benedetti Michelangeli.