Du Jihad ou de l’Art de couper les cheveux en quatre

Du Jihad ou de l’Art de couper les cheveux en quatre

Sayyid Qutb (1906-1966), “The America I Have Seen”, Al-Risala (Egypte), 1951 (traduit de l’Arabe) :

In summary, anything that requires a touch of elegance is not for the American, even haircuts! For there was not one instance in which I had a haircut when I did not return home to even with my own hands what the barber had wrought, and fix what the barber had ruined with his awful taste.

Sayyid Qutb vous est probablement inconnu, mais c’est un des intellectuels phares du fondamentalisme musulman (« islamique », disent les handicapés de la syntaxe). Il militait dans son pays (l’Egype) pour l’instauration de la Sharia, la destruction de ce que les gens comme lui nomment « l’influence occidentale », et avait un poste important au sein du délicieux parti des Frères Musulmans. Il pensait que le libre-arbitre est une chimère, placer aveuglément son existence dans les pas de Dieu étant la seule voie raisonnable. Le sommet de son œuvre théorique est constitué de deux publications : les 30 volumes de « Dans l’ombre du Coran », une exégèse exhaustive du Livre Révélé, et les « Jalons » (Ma’alim fi-l-Tariq), son dernier ouvrage. On répète habituellement qu’il a influencé toute la pensée djihadiste moderne, Ben Laden ayant par exemple évolué dans des cercles proches de son enseignement à Djeddah, Arabie Saoudite. Couronnons ce portrait en signalant que la deuxième influence la plus importante revendiquée dans l’œuvre de Qutb (après le Coran) est Alexis Carrel, le médecin français de l’entre-deux-guerres, nobélisé et farouche partisan de l’eugénisme, du pétainisme et du nazisme (démonstrations chez Existential Space et Newsrack).
Sayyid Qutb n’est pas un gars « marrant » ni sympathique, même si le fait d’avoir été assassiné par Nasser en 1966 à la suite d’un procès que certains considèrent comme digne de Moscou n’est pas la meilleure idée qu’a pu trouver le gouvernement libéral égyptien pour résoudre le problème.

Le très bon magazine littéraire américain The Believer (publié par les gens de McSweeney’s) est revenu il y a quelques semaines sur Qutb : The Tourist who influenced the Terrorists (sous titré “How one Egyptian’s bad haircut from a Greeley, Colorado, barber in 1949 provided the ideological fuel for 9/11”). Allez le lire, c’est tordant.
Car pour s’autoriser à parler avec autant de virulence des Etats-Unis, notre intellectuel y a séjourné deux ans, en bourse d’étude dans une bourgade universitaire du Colorado. De retour en Egypte, il y a rédigé le compte-rendu cité ci-dessus pour une revue académique, se libérant de deux années de frustrations subies dans ce milieu si différent du sien. Par exemple, pour y illustrer ses préjugés sur l’intolérable (et blasphématoire) promiscuité sexuelle dans l’Empire du Mal, Sayyid en vient à décrire ainsi ces lieux de débauche que sont les clubs de danse paroissiaux : «The atmosphere was full of desire.» (Il est clair qu’il aurait été difficile de trouver plus orgiaque au cœur du Midwest à la fin des années 40.)
L’article de Qutb a été redécouvert au sein d’une anthologie intitulée « America in An Arab Mirror: Images of America in Arabic Travel Literature« . Il est le plus caricatural, mais loin d’être le seul à révéler la parfaite symétrie entre l’Orientalisme occidental décrit par Edward Said et l’idiotie réciproque des intellectuels orientaux en goguette à l’Ouest. Même approche condescendante du voyageur qui juge l’Autre à partir des critères de sa propre civilisation, considérée comme modèle unique et insurpassable.

On peut considérer l’histoire comme amusante et anecdotique, ce qui montre déjà que l’on a le sens de l’humour. Mais j’ai tendance à y voir également l’illustration que les grands problèmes du monde sont souvent imputables à de parfaits idiots capables de s’affubler du ramage et du plumage intimidants d’un Savoir vide de rationalité.

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