Les horloges arrêtées

Les horloges arrêtées

Il y a quelques jours, je suis retourné à X. J’ai quitté cette ville à quatorze ans, et j’en ai aujourd’hui un peu plus du double. J’ignorais évidemment à quoi m’attendre, ou plutôt j’avais l’appréhension de voir les changements qui y ont pris place, de constater que les centaines de bribes de souvenirs que j’en garde ne sont plus que cela, des souvenirs fugaces et de moins en moins dignes de foi avec le temps qui passe, sans le support du lieu où ils se sont déroulés.
J’ai été amèrement détrompé ; ça ne m’a pas fait plaisir, ça a même remué quelque chose de profond en moi. J’ai pris une claque inattendue.

X. est une ville de banlieue « populaire ». Elle fait peu les unes des journaux, et comme « point chaud » elle cède la place dans l’inconscient populaire à quelques-unes de ses voisines plus ostentatoires. Lorsque j’y vivais (cela coïncide assez bien avec la décennie des années 1980), il y existait une forme de mixité sociale ; parmi mes camarades de classe, certains vivaient dans des pavillons du vieux village (un des parents était généralement cadre), d’autres dans des appartements grands et corrects comme nous (familles d’employés, de profs ou de cadres de base, pour simplifier), d’autres enfin en H.L.M. (les enfants d’ouvriers et d’immigrés de première génération, souvent). La délinquance existait, de même que la misère ; elles étaient cantonnées à une demi-douzaine de quartiers au nom taxé d’infamie. Tout n’était pas rose, on le voit, mais je n’ai connu personne qui y ait subi la violence et les voyous y volaient des mobylettes ; je m’y suis fait embêter mais généralement par des gamins à peine plus grands que moi qui voulaient mon paquet de bonbon ; le collège était en préfabriqué parce que le précédent avait subi un incendie (criminel), mais pour mon arrivée en 3ème il avait été reconstruit flambant neuf.
Je n’essaie pas de dire que les problèmes ne remontent pas à cette époque, ou que tout cela pouvait être traité à la légère. Ce que j’essaie de transmettre, c’est qu’à mon avis il était possible d’y vivre, d’y aspirer raisonnablement à une ambition de « classe moyenne », de s’y sentir citoyen d’un pays développé et solidaire.

Voilà le drame, voilà ce qui me laisse dans un état d’apathie et de désespoir bien au-delà de la révolte : rien n’a changé. La gare est la même, la voirie est la même, les bâtiments sont identiques à mon souvenir, les équipements publics sont restés intacts, tout. Les choses ont vieilli, se sont dégradées. Personne n’a trouvé les ressources pour réparer ce banc ici, refaire cette façade là, démolir cette bâtisse et construire un nouveau quartier. (Pour être honnête, j’ai vu une unique nouvelle construction, un gymnase, et mon école primaire a visiblement bénéficié d’un coup de peinture récemment. C’est tout.)
J’ignore tout des tendances démographiques et sociales de ces quinze dernières années à X. Mais il me semble clair (je quitte le terrain du politiquement correct ici) que la mixité raciale est partie à vau-l’eau. La ville n’est plus habitée que par des gens pauvres et d’origine étrangère ; les ghettos localisés se sont étendus à toute la commune. Dans notre immeuble, le dentiste (juif nord-africain) est encore là, ainsi que les voisins du dessus (pied-noirs). Les deux autres logements montrent un interphone dont l’encombrement et les sonorités trahissent l’exotisme et un probable surpeuplement. Partout dans les rues, la diversité est en recul.
Le plus terrifiant (et évidemment le plus révélateur) est l’état du commerce : les petits centres commerciaux de quartier sont complètement fermés, les boutiques barricadées ou squattées depuis longtemps. La grande galerie commerciale est exactement la même qu’à l’époque, mais seule une boutique sur deux est ouverte, et son activité trahit clairement une économie de la survie : la boulangerie-pâtisserie clinquante et richement achalandée est devenue un petit vendeur limité au pain et à quelques viennoiseries, le fruits & légumes est un bazar exotique, le vidéo-club et la librairie (les Livres dont vous êtes le Héros à 25 francs…) ont fermé, un magasin de téléphonie discount vers les pays du Sud semble être un des rares à s’en sortir.
Il y a quelque chose de cauchemardesque à traverser un lieu connu et aimé, et à constater que de tous côtés, tout a empiré. La vie nous fait souvent abandonner des gens et des choses auxquels pourtant l’on tient (j’ai écrit une chanson sur ces gens quelques mois après être parti), mais la certitude que la route devant eux est belle cicatrise assez rapidement la blessure et la mauvaise conscience. Lorsque cette certitude s’écroule, lorsque vous vous rendez compte que vous êtes une sorte de survivant d?une catastrophe muette et annoncée, il en reste une grande perplexité. Toutes proportions gardées, c’est le paradoxal sentiment de culpabilité de nombreux rescapés de la Shoah.

Je suis conscient que mon effarement en révèle probablement plus sur moi et ma place dans la société que sur cette société par elle-même ; tous les désabusés de profession s’en sont convaincus depuis la fin de mon premier paragraphe. Ils ont aussi probablement raison de trouver ma prise de conscience tardive et bien ridicule en face de tous les cataclysmes qu’ils dénoncent depuis des lustres.
Cependant, ce détour me permet d’être conscient que le rejet de la faute sur une entité extérieure est lui aussi de la lâcheté. Je ne suis pas convaincu qu’il soit de la plus urgente importance de dénoncer la « faute » d’un gouvernement, de la mondialisation, du capitalisme ou de la population austro-moldave. Peut-être quelque chose comme une Ethique personnelle de la Communauté — son absence — est-elle à blâmer ici. Les rationalisations sont un peu prématurées pour moi.

Ce que je sais, c’est que l’horloge devant mon collège est arrêtée. Depuis quinze ans. Et cela me remplit d’effroi.
C’est à quarante-cinq minutes de l’endroit où je vis.

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