Où sont les flammes ?
C’est juste, ça, où a donc bien pu passer notre terrifiante insécurité ? En haut de l’affiche, avec un sons-et-lumières tous les soirs à 20h il y a deux ans, et aujourd’hui plus rien, même pas une petite Une dans un quotidien de province. C’est impressionnant, ce sont des problèmes de fond, des problèmes sociétaux dont nous parlons (désolé pour le barbarisme), et en deux petites années l’échelle des Tricheurs a chût, de la marque « Séismes dans la République » à celle de « Petites Aggressions Antisémites — rien de bien grave ». Pourtant, une insécurité profonde comme celle qui était en cause ne disparaît pas en quelques mois, même notre révéré Ministre de l’Intérieur l’a répété sur tous les tons depuis deux ans, pour une fois d’accord avec 30 ans de recherche universitaire.
Dès lors, de deux choses l’une. Soit le compte-rendu de l’insécurité rapporté par le système médiatique était juste, et aujourd’hui un effet d’usure amène à sous-estimer l’ampleur du phénomène encore en activité (défaillance de la fonction informative, qui se veut objective). Soit tout cela n’était que manipulation, et une autre manipulation, utile aux enjeux du moment, l’a remplacée (défaillance d’une fonction informative qui se prétend impartiale).
Et le sujet du jour entre en scène : le voile. Le voile, et la Loi. La disproportion de l’objet du délit, à la fois en nature et en nombre, et de la mobilisation médiatique et politique qu’il suscite est déjà, à elle seule, comique.
Il y a deux ans, on pouvait lire clairement entre les lignes : la peur des jeunes et des pauvres était le carburant nécessaire d’un projet (je n’ose dire, de société), nébuleux mais qui consistait principalement à fermer les horizons culturels de la « France d’en bas », et ce avec différents bénéfices pour ceux qui le menèrent. (L’ingéniosité marquante du projet étant que le ressort de la peur permet de laisser le sujet se placer lui-même les oeillères, en attisant juste par petites touches, discrètes et impressionnistes, le tableau pré-existant.)
Aujourd’hui, le plan s’est rapproché, au centre de la cible on trouve un sous-ensemble du précédent : les jeunes maghrébins. Violeurs, machistes, intégristes, violents… bientôt pédophiles ? Sur eux est projeté tout l’attirail de nos interdits civilisateurs. Ce n’est pas du racisme, ce serait trop facile à contrer. C’est à nouveau l’exploitation de la peur, non pas sur le mode de crainte pour l’intégrité physique, mais sur le ressort non moins puissant de l’incommuniquabilité et de l’incompréhension d’avec la différence.
Oui, il faut le dire, la laïcité sur laquelle est fondée la France moderne n’est pas la garantie pour chacun de pouvoir pratiquer sa religion, elle n’est pas non plus uniquement la séparation définitive des Eglises et de l’Etat ; la laïcité est l’affirmation irréfutable qu’il est des lieux et des temps où le séculier prime sur toute expression du religieux (dont les écoles, très certainement). Oui, il faut combattre fermement l’intégrisme religieux (à Bondy ou à Saint-Nicolas du Chardonnet). Oui, il faut défendre les droits fondamentaux des femmes et notamment l’égalité des sexes. Oui, il y a des gens de grande qualité (de différents bords politiques) dans la Commission Stasi. Non, je ne suis pas parvenu à me faire une opinion tranchée quand à l’opportunité ou non de rédiger un projet de loi interdisant le voile à l’école.
Mais l’atmosphère hystérique d’outrage aux bonnes-moeurs qui entoure cette histoire est particulièrement représentative de la défaillance (pour être poli) de la grande presse dans nos pays.
Car ce gouvernement est fort aise d’assister à des semaines d’interminables débats entre les pour et les contre de tous les camps, débats qui concernent quelques dizaines de jeunes filles au plus, et qui n’amèneront à rien. Pendant ce temps, l’attitude honteuse de la France et de l’Allemagne à Bruxelles, la condescendance obscène avec laquelle nous avons fait voler en éclat le Pacte de Stabilité Européen, parce que ça ne nous arrangeait pas, n’apparaît dans les journaux qu’une petite journée. Laissons de côté le fait que ces mêmes journalistes qui estiment la nouvelle moins importante qu’un débat hexagonal seront entendus plus tard interviewant un homme politique et lui demandant pourquoi l’Europe n’est pas mieux expliquée aux Français. Le Pacte est peut-être une belle saloperie ultra-libérale, mais il ne date pas de la dernière pluie : cela fait des années et des années qu’il est en vigueur, et que la France et l’Allemagne menacent et réprimandent les « Petits Pays » de l’Union Européenne qui ne s’y tiennent pas. Sans parler des candidats que l’on a refusés (humiliés ?) hautainement à cause de leur mauvaise stabilité financière. Chirac et Schröder se sont comportés ici comme Bush à l’ONU, ni plus ni moins : unilatéralement, sans aucun respect des réglementations internationales qu’ils ont eux-même mis en place et qui leur convenaient quand il s’agissait de contraindre les autres, et par un méprisable passage en force. On comprend que l’Elysée ne tienne pas à ce que la presse épilogue, amenant ainsi la masse des français à percevoir les nuances du problème.
Pierre Bourdieu, 1989 : « En projetant sur cet événement mineur (…) le voile des grands principes, liberté, laïcité, libération de la femme…, les éternels prétendants au titre de maître à penser ont livré, comme dans un test projectif, leurs prises de position inavouées sur le problème de l’immigration : du fait que la question patente — faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? — occulte la question latente — faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? —, ils peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable. »