Judas Priests

Judas Priests

Tout ce que cet hémisphère compte de gens intéressés par les religions chrétiennes est fasciné par cette nouvelle récente : la restauration et la publication d’un manuscrit copte (c’est à dire chrétien égyptien) du IIIe ou IVe siècle présentant un texte apocryphe inédit : l’Evangile de Judas. On raconte même qu’à cette nouvelle, Dan Brown a fait pipi dans son pantalon, juste avant de décider du synopsis de son prochain récit : le héros découvre un papyrus avec le mot “SαDVJ” et passe quatre cents pages avec cinq chercheurs BAC+18 du M.I.T. et un superordinateur Cray afin de découvrir ce que recouvre ce mystérieux mot de passe. Heureusement, une experte latiniste agent du NKVD passe par là en mini-jupe moulante et se souvient page trois cent quatre-vingt dix-huit que le U et le V sont la même lettre, en Latin.

J’explique rapidement, pour ceux qui seraient un peu perdus : à partir de la mort du personnage historique de Jésus (aux alentours de l’an 33 de notre ère) — un rabbin très réformiste et très charismatique — des tas de communautés qui se revendiquent de son enseignement se forment et se disséminent un peu partout sur le pourtour oriental de la Mediterranée. Fait notable, les Juifs y cotoient des Gentils, citoyens d’un Empire Romain au début d’une longue décadence et attirés par le monothéisme (nouvelle mode qui a le mérite de simplifier les pratiques religieuses et « d’humaniser » un peu le divin), le tout sans leur imposer la douloureuse et dangereuse épreuve de la circoncision. Les années passent et s’ajoutent à la distance géographique : chaque groupe éprouve le besoin de transcrire « sur papier » sa vision de Jésus et de son enseignement, et pour donner du poids à celle-ci, de la placer sous le patronyme d’un proche du Christ, devenu presque aussi mythique que son mentor. C’est ainsi qu’en trois siècles on voit apparaître une quarantaine d’Evangiles (« Bonnes Nouvelles », autrement dit manifestes d’un message de Dieu aux Hommes, et appel à la conversion), dont une vingtaine sont parvenus au moins partiellement jusqu’à nous, celui « attribué à » Judas étant le dernier en date.
Lorsque le courant instauré à Jérusalem par Pierre, « premier pape », et dans toute l’Asie Mineure et jusqu’à Rome par Paul, le romain converti, commence à dominer les autres et à se structurer dans tout l’Empire en ce que nous appellons une Eglise (dont descend directement aujourd’hui l’Eglise Catholique Romaine), il apparaît nécessaire de s’accorder sur un « Canon » : un ensemble de textes à peu près convergents qui pourra former un dogme commun à tous les chrétiens. Car tout cela a sérieusement divergé, et ces oppositions toujours renouvellées nourriront l’histoire du christianisme jusqu’à aujourd’hui. L’élaboration de ce Canon, que nous appelons le Nouveau Testament, est un long processus qui passe par un monsieur nommé Marcion, un évêque de Lyon nommé Irénée, se stabilise au IIIe siècle (notamment avec le Concile de Nicée de 325) et n’aboutit définitivement qu’en 1546 (!) avec le Concile de Trente. Surtout, il ne compte que quatre Evangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean, aucun d’entre eux n’ayant probablement été réellement rédigé par le personnage qui les nomme. Tous les autres sont considérés trop anecdotiques ou surtout trop hérétiques pour le dogme. Ce sont des textes « apocryphes ».

Retour à aujourd’hui. Un Evangile selon Judas, c’est d’abord l’occasion donnée à celui que l’on considère depuis 2000 ans comme le plus grand traître de l’Histoire avec Brutus de justifier son acte. Et effectivement, on y découvre un Judas expliquant être le disciple favori de Jésus, le seul à avoir réellement compris son enseignement, et s’étant résolu à trahir son maître (en le désignant aux soldats romains venus l’arrêter) à sa demande, afin de permettre à la crucifixion et à la résurrection de s’accomplir, et donc au message de Dieu d’être entendu. Un retournement de situation très post-moderne… et une thèse pas complètement nouvelle à laquelle d’autres sont aussi parvenus : après tout, si Dieu est omniscient…

Les chrétiens ne s’inquiètent pas trop de la découverte, de la reconstitution et de la traduction de ce texte, à juste raison. L’Evangile de Judas est cité pour la première fois par Irénée vers 180, et la copie retrouvée n’est pas antérieure à 220. En conséquence, les quatre Evangiles canoniques (ceux de la Bible) restent, selon à peu près tous les chercheurs, les plus anciens, et donc les plus dignes d’une éventuelle confiance sur ce qu’ils pourraient nous révéler du Jésus historique (si une telle confiance est possible ou même un critère pertinent). En réalité l’Evangile de Judas est surtout un éclairage fascinant sur la secte proto-chrétienne qui l’a rédigé et en a fait son étendard spirituel, groupement affichant une doctrine gnostique (et que l’on appelle aujourd’hui une « secte » uniquement parce que le catholicisme a « gagné », du moins jusqu’à Luther).

Les gnostiques de l’époque ne sont pas sans rappeler les new-age contemporains : selon eux, le Dieu créateur du monde et de la matière est un être malfaisant. Le véritable « Bon Dieu » se trouve en chacun de nous : « Gnose » signifie en grec une connaissance intérieure et profonde, qui ne peut s’atteindre par l’apprentissage mais relève au contraire d’une Foi intime. C’est par l’ascèse et le rejet du monde matériel que l’on peut atteindre ce Dieu véritable. Les anti-religieux ont fréquemment reproché à l’Eglise sa morbidité et son culte de la souffrance (Saint Sébastien, la flagellation…) mais l’on mesure là l’absolutisme impressionant de ces groupements gnostiques (dont certains réfutaient le monde matériel en allant jusqu’à proner la castration) — égalé aujourd’hui seulement par les doctrines bouddhistes les plus sévères —, tandis que Rome nous a donné sans sourciller les moines brasseurs de bière, la polyphonie ou l’explosion esthétique Baroque, par exemple. Toutes choses bien ancrées dans le plaisir d’une vie vécue sur Terre, même si la crainte de Dieu n’était pas une option.

L’histoire du manuscrit de l’Evangile de Judas est presque aussi passionnante que l’impact du texte lui-même. Il est possible d’en apprendre plus sur tout ça sur le site de la National Geographic Society, très bien fait et offrant une traduction en Anglais (PDF) de ce document exceptionnel. Ce genre de découverte n’arrive pas tous les jours…

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