Les moments vierges
Technikart est un magazine agaçant. Abonné depuis bientôt deux ans, je le dévore tous les mois, et il me laisse tous les mois un goût amer dans la bouche. Et je ne sais pas si je vais décider de me ré-abonner.
Depuis quelques années, Technikart accompagne la vie des urbains plus ou moins branchés par deux angles principaux : la culture populaire et l’analyse de société, Fight Club et le giscardisme néo-libéral de la nouvelle économie. Les deux avec talent et beaucoup d’à-propos.
Quand on se penche sur leur équipe, on a des allumés de toutes sortes: un intello (Braunstein) et son pote écrivain (Rey), un rigolo sympa (Santolaria), quelques journaleux tranquilles (Malnuit, Haddad, Turcat), un artiste qu’on ne lit jamais (Demir), deux mecs fantastiques sur lesquels je vais revenir, et surtout, surtout, cette grosse tache bouffie de suffisance en charge de la rubrique Musique : Benoit Sabatier.
Car c’est lui la principale raison de ce goût amer dont je parlais. Ce type est sincérement persuadé que le rock est mort, il n’a pas compris que c’est un aphorisme pour journaleux stagiaires dans un quotidien de province. L’intégralité de ce qui serait intéressant dans la production musicale actuelle est uniquement à base de samples, de synthétiseurs, et surtout, totalement introuvable hors du XIème arrondissement de Paris.
Invité tête-à-claque du pitoyable Rock Press Club de Philippe Manoeuvre sur Canal Jimmy, il y déclarait récemment que "Turin Brakes, c’est de la merde". Turin Brakes est, pour ceux qui l’ignorent, un duo de pop-rock indé tranquille à base de guitare acoustique. Mais Benoit Sabatier préfère les manipulations marketing de Daft Punk et l’inanité d’une scène électronique qui a cessé de se renouveller depuis 1997 – à quelques exceptions près – au songwriting et aux heures de répétition et de travail autour de la mélodie.
Plus que tout, B.S. se croit au-dessus des pièges de la hype : il descend en flammes un groupe comme At the Drive-In, qu’il a le droit de ne pas aimer, mais à qui on ne peut reprocher un quelconque manque de sincérité, et dans le numéro suivant signe un article dithyrambique de six pages sur… Daft Punk, évidemment un grand exemple d’intégrité artistique ! Eh, Benoit, le premier album d’ATDI était moyen, le second brillant. N’est-ce pas l’exact contraire pour les Daft ? Tu préfères un groupe qui progresse ou un qui régresse ?
Curieusement, Sabatier et sa coupe de cheveux variable suivant les plateaux de télévision ont pris avec le temps de plus en plus d’importance dans Technikart, et c’est bien ce qui m’ennuie (les 3 pages Musique mensuelles et leurs oeuillères me faisaient plutôt rire, les gros dossiers creux du rédac’ chef adjoint Sabatier me gonflent).
Pourtant, en parallèle, deux journalistes du magazine me bluffent systèmatiquement. Se partageant à eux deux le côté "société", ils analysent numéro après numéro la vie que nous menons dans les conditions spectaculaires de production, dans ce post-capitalisme néo-libéral dont nous sommes (presque) tous les victimes et (presque) tous les complices. Philippe Nassif et Patrick Williams renouvellent (presque) chaque mois l’exploit de nous révèler une facette de cette vie sociale et intérieure et de l’analyser avec rigueur et détermination. Et ça, ça me manquerait.
Exemple du mois dernier (mars 2001), deux paragraphes bluffants sur le buzz, les branchés et l’élaboration de la hype, un sujet qui, ainsi éclairé, se révèle moins superficiel qu’on pourrait le croire :
Internet hier, Daft Club aujourd’hui : si le buzz se révèle souvent si décevant, pourquoi donc des milliers de personnes cèdent régulièrement à cette hallucination collective ? Sans doute parce que le buzz, dans une société de l’image, est le moment où s’élabore la valeur d’un produit et qu’il est grisant d’en être, de se trouver à cet instant incertain et privilégié. Quand le milieu électronique parisien s’interrogeait, il y a trois mois, sur la valeur de One More Time, le single des Daft Punk, les buzzeurs connaissaient cet instant euphorique où le grand public n’a pas encore eu accès au morceau, où il ne sait pas encore ce qu’il faut en penser. Un moment vierge : le seul aujourd’hui où l’on peut s’estimer actif face aux objets de consommation devant lesquels nous courbons habituellement la tête. Le quidam moyen avance hébété au milieu d’un supermarché géant où résonne des messages transcendants : « Allez voir Dans la peau de John Malkovitch, c’est un grand film ! », « Achetez le Daft Punk, c’est un grand disque ! »
Dès lors, la seule marge de liberté qui reste, c’est de se placer en amont, dans ce lieu privé où n’a pas encore été établie la valeur du produit. Les buzzeurs peuvent avoir l’impression qu’ils sont, dans la galère du capitalisme, des spectateurs de première classe qui décident dans l’ombre les valeurs que les autres consommeront. Mais cette impression n’est-elle pas fausse, elle aussi ? Les voyageurs des premières classes, sur le Titanic, ont-ils pu échapper au naufrage ?
(Patrick Williams)