Histoire de l’Artiste et de son public

Histoire de l’Artiste et de son public

1. Soit un Artiste A (pas Dominique, il est plus compliqué que cela, lui) dont le premier album est mis en vente. Un grand nombre de gens N le trouvent de bonne qualité et l’achètent. Ceux qui n’aiment pas (Non-N) le reposent dans le bac, et achètent l’album de l’artiste B. Ceux qui aiment (N) le proclament fièrement partout où ils le peuvent.

Le bruit généré au final, c’est que A, c’est très bien.

2. A sort son deuxième album. Non-N s’en fout.

Parmi N, un schisme se produit. Une partie P trouve ça très bien, et peut-être encore mieux que le premier opus. Elle le fait savoir, mais discrètement parce que la nouveauté est passée — pour P, le fait que A, c’est très bien, n’est pas une grande nouvelle.

Cependant, l’autre sous-ensemble de N, que j’appelerai Non-P, estime que Sans Titre volume II est une sombre merde indigne d’être le successeur du volume I, et s’empresse de crier trahison à qui veut l’entendre.

Bilan : l’impression retirée à l’applaudimètre par l’observateur superficiel, c’est que A, c’est plus ce que c’était.

3. Indifférent à la polémique, A sort son troisième album. Les nombreuses interviews et chroniques publiées mentionnent, en reprenant les termes du dossier de presse, que musicalement c’est le retour au son du premier album, mais avec une section de corde sur trois titres.

Non-N ne remarque même pas cette sortie, occupé qu’il est à placer des enchères sur e-Bay pour le premier EP auto-produit du dernier groupe signé chez Constellation.

Non-P fait semblant de n’avoir rien vu, mais quand le single passe sur Ouï FM, ne peut s’empêcher de secouer l’encéphale cranien en rythme. N’achète pas le disque, car il a décrété depuis trop longtemps que c’était surfait pour changer d’avis.

Parmi P, un schisme se produit. Le groupe des Fans Ultimes « F » adore, et y

voit la confirmation que A est un des plus grands artistes de ces vingt dernières années. Mais le reste du monde (Non-N, Non-P et Non-F — on y vient) lève les yeux au ciel quand il voit F avec son T-shirt officiel « A » (où figure une image qui évoque tout ce que l’on veut mais pas du tout l’univers de A — humour décalé) et dit des méchancetés sur A. Un peu aigri, F ne fréquente plus que les forums des sites non-officiels de A et se regroupe en caste bornée.

Mais Non-F, qui a suivi A sur ses deux premiers albums, se sent trahi. La section de cordes sert surtout à masquer la panne d’inspiration des compositions ; quant aux paroles, elles sont devenues puériles : Non-F a 25 ans et non plus 18 comme lorsque volume I est sorti, et il a écouté Nick Drake et le Velvet Underground entretemps.

De plus, comme Non-F a 25 ans, il participe désormais à un webzine, peut-être même a-t-il un weblog, et il a fait le saut qualitatif de l’utilisation parcimonieuse des points de suspension et des smileys.

En résumé, notre observateur superficiel O assiste au phénomène suivant : le volume II était censé être mauvais, et personne ne l’aimait, mais lorsque le troisième album sort, toutes les critiques disent que A a été exceptionnel jusqu’à son deuxième opus, mais que le nouveau est vraiment raté.

4., 5., et 6. Ad libidum.

A chaque nouvel album, O peut lire que tous les albums précédents étaient formidables, mais que le nouveau est vraiment très mauvais. Quelque part entre 3. et 6., O, dépité et désorienté, aura abandonné sa recherche de nouveaux talents, et acheté le dernier Norah Jones, dont il éprouvera une grande satisfaction.

Volume VI ne se vend qu’à 3000 exemplaires, aux inconditionnels I. A disparaît de la circulation mais son nom est régulièrement cité dans des fanzines proposés contre un chèque de 8 euro et deux timbres dans Magic, et par Etienne Daho dans les Inrocks.

7. Après 8 années d’absence, A revient avec son nouvel album. La maison de disque a mis le paquet et l’on y trouve une chanson composée par Benjamin Biolay et un duo avec Astrud Gilberto.

I a deux enfants et un pavillon dont le jardin est une plaie à entretenir. A passe chez Drucker un dimanche après-midi, la voix lui dit quelque chose mais comme les enfants criaient au moment de la présentation de l’artiste et de sa chanson, il comprend qu’il se nomme Benjamin Biolay.

Pendant ce temps, Non-N trouve cet album formidable — fatigué des genres usés du moment, il aspire à la fraîcheur des groupes de la décennie précédente — et se procure tout le back catalogue sur Soulseek.

Dokaka, le japonais fou qui reprend des chansons avec sa bouche.

Annoncé sur le prochain album de Björk, qui ne devrait être composé que de human beat box samplé et sans instruments.

Libé Grand Angle : Double peine à Phnom Penh

« Ils sont la démonstration vivante de l’échec du programme de réinstallation aux Etats-Unis. Ils ont été victimes de l’environnement qui a été le leur dans les villes américaines, les écoles, les gangs. Mais aujourd’hui, le gouvernement américain dit que c’est au Cambodge de les reprendre. Ils ont perdu sur tous les plans. »

Cela ne m’a pas frappé lorsque je l’ai mis en ligne il y a quelques jours, du moins pas avec la même intensité, mais je me demande aujourd’hui si ces lignes de Marguerite Yourcenar ne sont pas ce que l’on a écrit de plus beau en langue française durant le siècle écoulé. La poésie d’Aragon comprise.

J’ai déjà raconté il y a longtemps comment je sautais de sa voiture en marche, mais Nick est aussi capable de touchants aphorismes. J’ai retrouvé ça en épluchant le carnet noir et rouge :

Les gens vraiment libres ont une manière très belle de courber l’échine, comme les gens vraiment heureux ont une manière très noble de souffrir.

On avait vingt ans. Nous étions anarcho-situationnistes, chrétiens et banlieusards.

Carnet noir et rouge

Carnet noir et rouge

« Aussi bien, je traite mon petit cœur comme un enfant malade, je lui passe toutes ses volontés. Ne va pas le redire : il est des gens qui m’en feraient un crime. »

— Goethe, Les souffrances du jeune Werther

« Les gens vraiment libres ont une manière très belle de courber l’échine, comme les gens vraiment heureux ont une manière très noble de souffrir. »

— Mon formidable ami Nick

« Je n’ai pas de tactique
Je fais de l’existence et du vide mes tactiques.
Je n’ai pas de talent.
Je fais de la vivacité d’esprit mon talent.
Je n’ai pas de forteresse.
L’esprit immuable est ma forteresse.
Je n’ai pas d’épée.
De l’état qui est au-dessus et au-delà de la pensée, je fais mon épée. »
— Walter Jon Williams, Le souffle du cyclone

[Le carnet noir et rouge n’est pas daté. J’évalue les premières pages, que l’on parcourt actuellement, au milieu des années 90.]

« Qu’attendre de ceux qui, acquiesçant aux raisons abstraites de l’économie acquiescent à la solution finale du problème humain ? »

« Rien ne tue plus sûrement que de se contenter de survivre. »

— Raoul Vaneigem, Traité de Savoir-Vivre à l’usage des jeunes générations

« L’erreur de ceux qui saisissent la décadence est de vouloir la combattre alors qu’il faudrait l’encourager ; en se développant elle s’épuise et permet l’avènement d’autres formes. (…)
Il est vulgaire de claironner des dogmes au milieu des âges exténués où tout rêve d’avenir paraît délice ou imposture. »
— Emil M. Cioran, Précis de Décomposition

« They were two perfectly insignificant and incapable individuals, whose existence is only rendered possible through the high organization of civilized crowds. Few men realize that their life, the very essence of their character, their capabilities and their audacities, are only the expression of their belief in the safety of their surroundings. »
— J. Conrad, An outpost of progress

« — Je veux dire que, si on arrive à convaincre quelqu’un, à l’aide de la logique, qu’il n’a pas lieu de pleurer, eh bien, il ne pleurera plus… C’est clair. Et vous, vous pensez le contraire ?
— La vie serait trop facile, alors, répondit Raskolnikov. »
— F. Dostoïevski, Crime et châtiment