Ce monde là
La lecture du livre de l'ancienne juge d'instruction Eva Joly, Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre, est doublement édifiante.
En premier lieu, bien sûr, de part la nature de ce qui y est dit : d'abord la description du manque de moyens et des pressions, publiques et occultes, que la juge et ses collègues ont subi durant les sept années d'enquête sur l'affaire Elf (menaces de mort, vol de documents, écoutes téléphoniques, surveillance et cambriolages de domiciles, conseils « amicaux » transmis d'un ton sans réplique dans les dîners en ville, manipulations médiatiques des organes de presse — Le Monde, Libération — proches du gouverment de Lionel Jospin et de la garde des Sceaux Guigoux peu pressés de voir l'enquête avancer, etc.) puis dans une seconde partie les réflexions sur l'ampleur de la grande corruption des élites françaises et mondiales, et l'imbrication de celle-ci dans le grand capitalisme global, qui prolongent l'important livre Un monde sans loi de Jean de Maillard.
Mais édifiant aussi pour la polémique judiciaire qui a accompagné la sortie du livre. On se rappelle que la parution en avait été suspendue et repoussée de trois semaines au début de l'été. Le Président du TGI de Paris avait en effet estimé que le livre constituait « un péril imminent d'atteinte à la présomption d'innocence et aux principes directeurs du procès pénal » étant donné que les séances du tribunal pour l'affaire Elf n'étaient pas terminées à la date prévue initialement pour la parution. Le ministre de la « Justice » avait salué cette décision, tout comme Le Monde, qui trouvait effectivement le livre « scandaleux », car « il est évident que tout magistrat instructeur levant de manière aussi tonitruante qu'un livre les secrets de son cabinet d'instruction franchit les limites légales. »
Or, que lit-on dans ce livre ?
Rien sur l'instruction.
Eva Joly y narre — et c'est déjà fascinant et morbide — ce qu'a été sa vie durant ces 7 ans, comment un magistrat comme tant d'autres a subitement besoin d'une protection policière rapprochée 24h/24, comment elle retrouve des menaces de mort clouées à la porte de son bureau du Palais de Justice, comment elle découvre que son téléphone et son fax ont été mis sur écoute, comment des voitures à plaque d'immatriculation volées font des rondes devant son domicile, comment la presse et sa hiérarchie tentent de la discréditer et de l'intimider. On doit même dire que le livre est parfois un peu flou pour qui n'a pas en tête le sujet (l'affaire Elf) et sa chronologie, tant les informations proposées qui se rapportent directement à l'instruction sont rares et peu détaillées. La juge est loin d'être bête ou incompétente, et pas une seule ligne du livre ne peut sérieusement être accusée d'être en mesure de perturber un procès ou d'être une violation du secret de l'instruction — nul besoin d'être juriste pour le constater.
De deux choses l'une. Soit les inquisiteurs n'avaient pas lu le livre lorsqu'ils ont demandé la suspension de sa publication, et on peut se demander la raison de cet énième acte de la violence feutrée des cercles du pouvoir ; soit ils l'avaient lu, et la mauvaise foi du Parquet, du Gouvernement et le la grande Presse fait froid dans le dos.
Ce qui semble indéniable, c'est que cette décision de justice n'est que la dernière manifestation en date d'une longue série d'intimidations, à vocations à la fois pratique et « pédagogique », contre ceux qui s'approchent de trop près du pouvoir et de la poignée de puissants à qui profitent la grande criminalité en col blanc et ceinture bleu-blanc-rouge.
[ posté à 12:20 |
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